Soudan : Khartoum dans la rue en attendant la grève générale
2019-05-24 00:19:03
Après le renversement, le 11 avril, du dictateur Omar Al-Bachir, la rue veut mettre la pression sur les militaires afin que le pouvoir soit transmis aux civils.
Pour se retrouver dans la rue avec leurs feuilles A4 tout droit sorties de l’imprimante du bureau, ils n’ont pas eu à aller bien loin. Et ce qu’ils demandent, sur ces feuilles, ne semble pas, non plus, si lointain ou inatteignable. « Tout le pouvoir aux civils, que les militaires s’en aillent, sinon, ce sera la grève générale », ne peut s’empêcher de scander Rasha Okud, une employée de banque qui pourrait être la mère des jeunes qui passent dans la rue à pied ou à moto et reprennent les mots en chœur.
En début d’après-midi, malgré le soleil qui tape, ils et elles ont quitté leur guichet, leur bureau, leurs activités à l’agence de l’Export Development Bank du centre de Khartoum. Ils sont là, sur l’avenue Jamhuriya, avec leurs badges d’identification bleus, des chemises blanches bien repassées, cravates nouées, des robes bien longues.
Il y a un militaire qui traverse Jamhuriya, justement, tenant une bouteille d’eau. Enfin un membre de la Force de soutien rapide (RSF) du général Hemetti, dont les forces sont déployées dans toute la ville. On crie à l’homme en tenue de camouflage de rejoindre la manifestation, il s’éclipse au coin de rue voisin, sous des arches, où sont stationnés les pick-up surmontés de mitrailleuses.
« Les civils au pouvoir ! »La manifestation des cols blancs ne s’arrête pas pour autant et s’étend à présent sur la chaussée, perturbant un peu plus la circulation. Mais c’est comme les soirs de victoire au football : tout le monde, en fait, veut en être. Les automobilistes ou les chauffeurs de bus klaxonnent en rythme : « Les civils au pouvoir ! les civils au pouvoir ! »
Dans une rue avoisinante, d’autres employés de bureau sont descendus avec tambour et slogans. Plus loin, au siège d’El Nefeidi, une grosse entreprise de logistique, tout le monde est dehors aussi. Ils se sont fait confectionner des casquettes assorties. Hommes et femmes. Il fait chaud, c’est le ramadan, les RSF plantés à deux pas les regardent de travers. Il en faudrait plus pour les effrayer.
L’un des cadres de la société, Ali Babiker, raconte en rafales sa vie d’avant, son arrestation en 1999 quand il était étudiant, les tortures dont il ne s’est jamais remis, sa vie depuis d’employé sans histoire, mais gardant toujours une infernale peur au ventre, mangé d’angoisse et de cauchemars en songeant aux semaines de torture subies vingt ans plus tôt. « Je ne m’en suis jamais remis, et je suis là parce que je voudrais que plus personne ne subisse cela au Soudan. » Il a les larmes qui montent aux yeux et sa voix s’altère pour conclure : « Moi, on ne pourra jamais me rendre ce qu’on m’a pris. Mais je suis là pour mon peuple, mon cher pays. »
Eviter un phénomène de récupérationLe Soudan traverse le moment délicat d’un processus politique entamé avec les manifestations (depuis décembre 2018) qui ont conduit, dans une ultime escalade début avril, au renversement d’Omar Al-Bachir. Le général était arrivé au pouvoir en juin 1989. Le 11 avril, il a été renversé par des généraux dans un processus complexe. S’agissait-il d’une tentative pour se débarrasser d’un chef attirant toute la foudre du pays comme un paratonnerre, pour mieux recycler les piliers du régime moins visibles ? Certains de ceux qui ont mené la contestation, du côté des civils, le redoutent et sont déterminés à éviter ce phénomène de récupération. Des mots d’ordres, on ne retient que celui-ci : tout le pouvoir aux civils. Alors que, dans les négociations entre les deux blocs (civils et militaires), s’est esquissée une architecture du pouvoir plus complexe. Ce n’est pas tant une simplification qui est à l’œuvre aujourd’hui, mais plus une radicalisation des points de vue. C’est pour cette raison, en fait, que des employés de bureau, des membres de dizaines de professions descendent aujourd’hui dans les rues de Khartoum.