Une décennie de barbaries ont mis la Syrie et son peuple à terre. Un anéantissement auquel rien ne semble aujourd’hui pouvoir succéder.
La Syrie telle qu’on l’a connue n’existe plus. Le pays du grand poète Nizar Qabbani, dont le raffinement faisait la fierté du monde arabe, a disparu. Dix années de guerre civile ont disloqué son économie, sa démographie et sa sociologie. Un Syrien qui débarquerait aujourd’hui dans sa patrie, après une décennie d’absence, aurait probablement de la peine à la reconnaître. Et encore plus de peine à retenir ses larmes.
La moitié de la population a été déplacée, à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières. Des localités entières ont été rayées de la carte. Dans chaque famille ou presque, on compte un ou plusieurs morts, invalides ou prisonniers. Le conflit syrien, de par sa magnitude, est l’événement emblématique de la brutalisation de notre monde, le marqueur du retour en force de la barbarie, en ce début de XXIe siècle.
Sur l’indice de développement humain des Nations unies, la Syrie a chuté de quarante places entre 2010 et 2020, passant du 111e au 151e rang sur 189. C’est peut-être cela le plus préoccupant. Les villes et les usines se reconstruisent en quelques années. Le capital humain, en revanche, nécessite des décennies pour se reconstituer.
L’avenir est d’autant plus noir qu’aucune solution ne se profile. Les prisons du régime ne désemplissent pas, les camps de réfugiés et de déplacés sont toujours aussi peuplés et le porte-monnaie de la population n’a, lui, jamais été aussi vide. Avec la dégringolade de la monnaie nationale, près de 90 % des foyers vivent désormais sous le seuil de pauvreté.
Un scrutin en carton-pâte
Certaines sanctions internationales, mal calibrées, et la faillite des banques libanaises, poumon des entrepreneurs syriens, ont un rôle dans ce désastre. Mais le problème va bien au-delà. Le conflit a porté la nature prédatrice et mafieuse de l’économie syrienne à son paroxysme. Le moteur est cassé et, quelle que soit la quantité d’essence qu’on lui apporte, il ne redémarrera pas sans un gros travail d’assainissement.
Or le mécano en chef, Bachar Al-Assad, le président de la Syrie, n’a aucune intention de mettre les mains dans le cambouis. L’homme, qui a massacré son peuple pour défendre son trône, n’a aucune gêne à le voir faire la queue pendant des heures pour acheter du pain. Lors du scrutin présidentiel en carton-pâte prévu au printemps, il devrait s’octroyer un nouveau mandat de sept ans, plus que jamais persuadé que la Syrie lui appartient.
Dans l’un de ses poèmes, Cogitations du leader, Nizar Qabbani (1923-1998) avait raillé la vanité des despotes. Puisque la culture est peut-être le dernier ciment de cette nation en morceaux, c’est à ce texte qu’on laissera le dernier mot. « Chaque fois que j’envisage de quitter le pouvoir/Ma conscience me l’interdit… /Qui, après moi, gouvernera ces braves gens ? (…) / Qui les châtiera de quatre-vingt-dix coups de fouet ? /Qui les crucifiera sur les arbres ? /Qui leur imposera, sinon, de vivre comme les vaches ? /De mourir comme les vaches ? /Chaque fois que j’envisage de les quitter/Mes larmes se déploient comme un nuage ! /Je m’en remets alors à Dieu… /Et je décide d’enfourcher le peuple/Jusqu’au jour du Jugement dernier ! »