François Burgat "Nous sommes cobelligérants de la guerre au Yémen"
2019-01-19 19:15:28
Le conflit qui fait rage au Yémen fait partie des guerres dites oubliées.
Née de la contre-révolution qui a mis fin aux espoirs du printemps yéménite, la lutte actuelle oppose les Houthis, population minoritaire de chiites zaydites du nord à un gouvernement de façade exilé dans la capitale saoudienne Riyad. Le conflit s’est internationalisé depuis que l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, deux des plus riches pays de la région, dirigent une coalition militaire de dix pays arabes sunnites combattant les Houthis, sous le parrainage des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, qui leur fournissent des armes. Pour François Burgat, Directeur de recherche (émérite) au CNRS, ex-Directeur de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) et du Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa au Yémen (1997-2003), les Yéménites pourraient arriver à s’entendre sur le partage du pouvoir si les rapports de force n’étaient pas manipulés aujourd’hui de manière artificielle par des puissances étrangères.
Interview
Pourquoi ce conflit vieux de quatre ans a-t-il longtemps fait partie des "conflits oubliés"?
Cela est dû à la dissymétrie absolue des deux camps qui s’affrontent. Le Yémen est non seulement loin mais aussi très pauvre. La coalition de ses adversaires du moment est composée de deux des plus riches États arabes de la région, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. Ceux-ci sont soutenus par leurs "clients" occidentaux, sans que, une fois n’est pas coutume, les Russes, occupés en Syrie, ne cherchent à atténuer la dissymétrie de ce rapport de force. L’opinion publique peine ensuite à identifier la ligne séparant "bons" et "méchants", les adeptes d’une forme ou d’une autre d’islam politique étant représentés dans les deux camps.
L’Occident laisse-t-il faire ces deux "alliés", l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, dans la guerre qui ravage le Yémen?
Laissez-faire est une formule trop faible. Un officiel français a consenti à prononcer cette formule éloquente: "Nous sommes les cobelligérants de cette guerre". Nous sommes cobelligérants de la guerre au Yémen car nous, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, fournissons l’essentiel de la logistique militaire à la coalition des pays arabes sunnites menée par l’Arabie saoudite. Pour les Français, cela a été jusqu’à fournir l’imagerie militaire qui permettait de procéder à l’acquisition des cibles dans cette facette de la guerre qui relève du bombardement aérien. S’ajoute à cela un embargo terrestre, maritime et aérien imposé par la coalition qui donne à cette crise sa dimension humanitaire particulièrement aiguë.
On décrit ce pays stratégique du sud de la Péninsule arabique comme un état failli. Qui représente aujourd’hui encore le pouvoir légitime au Yémen?
Le gouvernement légitime, en théorie aux mains de l’ex-président Abderabbo Mansour Hadi, exilé à Riyad, n’est plus aujourd’hui qu’un paravent légal à l’occupation émiratie dans toute la partie sud du pays. Le Yémen dit "légal" est en fait aux mains de milices, d’idéologie salafiste d’ailleurs, qui sont recrutées et financées par les Emiratis et combattent aux côtés de débris de l’armée nationale et de mercenaires sud-américains prélevés sur cette "Légion étrangère" que les Emiratis ont créé en 2010 pour assurer leur défense. On a donc une fiction totale d’État au sud. Au nord, dans la zone contrôlée par les Houthis, il y a une plus grande centralisation de la décision politique interne. Par contre, les infrastructures publiques de l’État sont plus encore effondrées puisque les fonctionnaires de l’État, sous le coup de l’embargo, ne sont plus payés depuis deux ans ou plus. Au sud comme au nord, la formule de l’État failli s’applique donc tout particulièrement.
Quelle est l’origine de cette guerre?
On peut raisonnablement faire remonter l’origine du conflit à l’épisode du printemps yéménite. La poussée protestataire a réussi à négocier un départ "tête haute" de l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Puis les "tombeurs" du vieux président ont entrepris de se répartir son pouvoir dans le cadre d’un "dialogue national" supervisé par l’ONU. Ils ont alors élaboré une Constitution fédérale découpant le territoire en six provinces. Mais la transition pacifique va toucher ses limites lorsqu’au nord, les Houthis, découvrent qu’ils sont enfermés dans un territoire qui n’a pas accès à la Mer Rouge… et donc au port de Hodeïd. La crise du Yémen a réellement commencé avec la question du contrôle du port d’Hodeïda ou du moins de l’accès au port par les populations du nord.
Est-ce que le conflit a une dimension religieuse?
Par la force des choses, quand le lien national n’est plus fonctionnel, les acteurs se raccrochent à des liens infranationaux. Il est absolument évident que le lien sectaire, donc d’une part l’appartenance au clan des Houthis, l’ancienne aristocratie politique zaydite (branche du chiisme) au nord, ou au Sud, au sunnisme chaféite constitue, à certains égards, une ligne de partage. Mais il faut rappeler que l’histoire moderne du Yémen, et notamment la révolution républicaine de 1962, puis la réunification de 1990, ont largement démontré la capacité des Yéménites à dépasser ce clivage sectaire entre chiites zaydites et sunnites chaféites.
Quel est le rôle de l’Iran aux côtés des forces houthies?
Il n’y a pas de présence militaire iranienne attestée aujourd’hui au Yémen. Ce que l’on imagine, c’est que des munitions et pièces détachées ayant permis de moderniser certains vieux missiles scuds ont vraisemblablement transité par voie maritime et par la frontière omanaise, mais jamais nous n’avons eu la preuve d’appui militaire vraiment significatif de l’Iran aux Houthis.
La qualification de guerre contre l’Iran est en réalité un segment essentiel de la communication saoudienne et émiratie dans ce conflit. Pourquoi est-il important pour ces pays d’impliquer l’Iran? Parce que si on implique l’Iran, on mobilise l’État d’Israël qui a une obsession plus ou moins légitime anti-iranienne et donc son puissant allié américain.
À ce conflit s’ajoute une volonté d’indépendance du Sud?
Au Yémen, tout particulièrement au Sud, l’État s’est dilué par un processus de "mercenarisation" des groupes politiques. Ainsi, les Emiratis ont-ils réanimé l’activité du front des irrédentistes sudistes. Il n’est pas improbable en effet que leur stratégie de sortie de crise passe par la sécession d’un Sud qui deviendrait alors, pour leurs ambitions commerciales et politiques, une sorte de protectorat.
Quel est le rôle joué par les Occidentaux (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne)?
Ils sont explicitement et activement adossés aux ambitions saoudiennes. Pour deux raisons. La première, évidente, est d’ordre commercial, l’Arabie comme les Emirats offrant un formidable débouché à leur industrie d’armement. La seconde est celle que je viens d’évoquer. Cette guerre étant labellisée "anti-iranienne", elle capitalise le soutien du front israélo-américain et la passivité de tous ceux qui, comme la France, n’osent pas vraiment s’y opposer.
n a cru qu’avec l’affaire de l’assassinat de l’opposant saoudien Jamal Khashoggi en octobre dernier à Istanbul, cette pression allait être exercée. Mais il n’en est rien…
Il y a un épisode que curieusement peu d’observateurs ont mis en avant. Pourquoi Donald Trump a-t-il brutalement annoncé le retrait des troupes américaines de Syrie en décembre? Et pourquoi le président turc Recep Tayyip Erdogan a-t-il cessé de manier le couteau de la plaie de la responsabilité du prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) dans l’assassinat de Jamal Khashoggi? Pour moi, il y n’est pas du tout impensable qu’il y ait eu un accord entre les deux chefs d’État. Le président américain aurait accepté de cesser de soutenir les ennemis absolus d’Erdogan, les Kurdes de Syrie, en échange de la fin de la cascade de révélations compromettantes qui rendaient impossible pour les Américains l’affichage d’une relation de travail avec MBS. Les remous récents de la relation Trump Erdogan ne contredisent pas forcément cette hypothèse.
Quels sont les éléments, selon vous, d’une sortie de crise?
La porte de sortie de la crise implique d’abord un retrait des ingérences extérieures massives. Bien sûr, si ingérence iranienne il y a, qu’elle cesse. Mais j’aimerais bien qu’on me démontre son ampleur. Plus sérieusement, c’est la coalition saoudo-émiratie dite "sunnite" qui doit cesser son engagement militaire et laisser face à face les acteurs des trois principales fractures du tissu politique yéménite. Celle d’abord qui oppose le camp du gouvernement légal qui, avec ses alliés du parti Islah (proche des Frères musulmans, ndlr) devront se réconcilier avec les Houthis. La deuxième fracture, c’est le front séparatiste du Sud, instrumentalisé par les Emiratis, en tension donc avec l’entier tissu politique du Nord. Enfin, il faudra s’attaquer à la solide implantation des groupes radicaux sunnites, Al Quaïda d’abord, Daesch ensuite. Rien ne sera facile mais je crois les Yéménites capables de surmonter leurs divisions. Il faut pour cela que la communauté internationale ait le courage d’exercer une pression beaucoup plus nette sur ses clients saoudiens et émiratis pour qu’ils cessent leur ingérence.
Êtes-vous optimiste?
Les pressions seraient faciles de notre part puisque c’est nous qui pour une large part gérons l’effort guerrier de l’Arabie saoudite. Nous pouvions faire pression pour que s’interrompe l’effort militaire, mais nous ne l’avons pas vraiment fait. Il est absolument évident qu’un veto américain explicite suffirait à faire stopper le conflit en 24 heures. Souvenez-vous ce que, dans son infinie délicatesse, Donald Trump, est réputé avoir dit à son riche allié saoudien: "Tu sais très bien que sans notre soutien militaire, tu ne resterais pas deux semaines au pouvoir".
AFP.